Dans un podcast récent, Emmanuel Faber, président du conseil de l'International Sustainability Standards Board (ISSB), a partagé de nombreuses idées éclairantes sur les normes IFRS de divulgation en matière de durabilité (IFRS S1 sur les informations financières générales liées au développement durable et IFRS S2 sur les informations financières liées au climat). Je suis fan de son travail, de son dévouement évident et de ses efforts inlassables pour faire avancer une cause qui est en fin de compte pour le bien commun : les divulgations en matière de durabilité ne résoudront pas tous les problèmes du monde, mais elles sont un élément nécessaire pour changer le système.
Au cours de l’entretien, M. Faber a également raconté son expérience personnelle en tant qu’ancien PDG de Danone, expliquant comment l’entreprise en est venue à adopter un modèle d’affaires axé sur le développement durable il y a de nombreuses années, bien avant que cela ne devienne populaire. En concluant ce sujet, il a candidement déclaré que « plus une entreprise existe depuis longtemps, plus sa réputation, sa marque et sa taille sont établies, plus elle peut et doit réfléchir à sa solidité, sa durabilité et sa pérennité ».
J’ai pensé qu’il s’agissait là d’une pente glissante… sur laquelle M. Faber s’est volontairement engagé lorsqu’il a ajouté : « si vous êtes une petite entreprise, je ne pense pas que vous devriez faire de même. L’agenda, compte tenu de l’ampleur et du niveau de développement, ne peut pas être le même en matière de durabilité et nous devons l’envisager de manière très pragmatique. C’est pourquoi nous ne disons pas que les très petites entreprises devraient le faire. Je pense que nos normes sont trop complexes telles qu’elles sont pour s’appliquer à des groupes d’entreprises trop petites ».
Si l’on adhère au principe selon lequel l’identification et la gestion de leurs enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) matériels constituent une bonne gestion des risques [et des opportunités] et une source de création de valeur pour les entreprises – c’est en fait la raison pour laquelle les investisseurs intègrent les considérations ESG dans leurs investissements et par conséquent ont besoin d’informations utiles à la prise de décision – comment la bonne gestion et la création de valeur peuvent-elles rester l’apanage exclusif des grandes entreprises ?
Je pense que ce devrait être l’inverse : l’intégration du développement durable devrait être plus facile pour les petites entreprises. En fait, la durabilité doit être intégrée dès leur conception et leur lancement, de sorte qu’une entreprise qui deviendrait rentable en bénéficiant d’externalités environnementales ou sociales ou en générant des impacts négatifs ne puisse exister en premier lieu.
Si nous suivions la logique de M. Faber, nous encouragerions des startups, comme cette entreprise qui récolte la glace des glaciers du Groenland et l’expédie sur 9 000 milles marins pour la transformer en glaçons pour les boissons des hôtels à Dubaï ; nous attendrions qu’elle soit rentable pour adopter des normes de reddition de compte afin d’évaluer ses risques et opportunités matériels sur le long terme, tout au long de sa chaîne de valeur…
Sûrement, nous pouvons faire mieux.
Les petites entreprises représentent environ 90 % de toutes les entreprises et sont responsables de 50 % de l'emploi dans le monde, ainsi que de jusqu'à 40 % du PIB dans les marchés émergents. Au Canada, 98 % des 1,2 million d'entreprises employeuses sont des petites entreprises de moins de 100 employés. Elles représentent les deux tiers de la main-d'œuvre privée.
Dans chaque pays, les petites entreprises sont des éléments importants du système. Elles ont un rôle à jouer pour résoudre les enjeux systémiques et parvenir à un état de durabilité et, de la même manière, elles ont tout intérêt à gérer les risques et les opportunités liés à la durabilité associés à leurs activités. Nous devrions faire tout notre possible pour les accompagner dans le changement de paradigme vers une analyse de double matérialité et des pratiques de divulgation réglementées, standardisées et auditées.
Les déclarations de M. Faber vont à l'encontre du langage des normes IFRS de divulgation en matière de durabilité, qui ont été très soigneusement conçues pour être aussi accommodantes que possible, précisément parce que l'intention était de créer une « base de référence mondiale » d'informations à fournir, avec des normes qui pourraient être mises en œuvre par des entreprises de toutes tailles. IFRS S1 précise que :
(Art. 37) Lors de la préparation des informations à fournir sur les effets financiers anticipés d'un risque ou d'une opportunité lié au développement durable, une entité doit : (a) utiliser toutes les informations raisonnables et justifiables dont elle dispose à la date de clôture, sans coûts ni efforts excessifs ; et (b) utiliser une approche adaptée aux compétences, capacités et ressources dont dispose l'entité pour préparer ces informations. (traduction libre)
(Art. B10) Une entité n’est pas tenue d’entreprendre une recherche exhaustive d’informations pour identifier les risques et opportunités liés au développement durable dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils affectent ses perspectives. L’évaluation de ce qui constitue un coût ou un effort excessif dépend des circonstances spécifiques de l’entité et nécessite une considération équilibrée des coûts et des efforts pour l’entité et des bénéfices pour les utilisateurs principaux des informations qui en résultent. Cette évaluation peut changer avec le temps, à mesure que les circonstances changent. (traduction libre)
Sur son site FAQ, la Fondation IFRS précise en outre que :
Les exigences des normes IFRS de divulgation en matière de durabilité sont conçues pour être proportionnelles, c’est-à-dire qu’une entreprise est tenue d’utiliser une approche « évolutive » ou proportionnelle à ses compétences, capacités et ressources disponibles. Par exemple, une petite entreprise disposant de ressources limitées et d’une expérience limitée en matière de reddition de compte en développement durable peut ne pas être en mesure de divulguer au même niveau qu’une grande entreprise disposant de ressources substantielles et d’une vaste expérience en la matière. Cependant, au fil du temps, l'ISSB s'attend à ce que les entreprises ayant des compétences et des capacités limitées soient en mesure de progresser et d'améliorer davantage leur divulgation.
L’obligation d’utiliser « toutes les informations raisonnables et justifiables disponibles… sans coûts ni efforts excessifs » vise à apaiser les inquiétudes concernant la nécessité de données irréprochables. Plus spécifiquement, elle vise à aider les préparateurs à gérer l'incertitude des mesures et à étendre les exigences des IFRS S1 et IFRS S2 spécifiquement aux sociétés disposant de moins de ressources, ce qui pourrait inclure les petites entreprises, les sociétés novices en matière de divulgation en matière de durabilité et les sociétés opérant dans des juridictions où les marchés de capitaux sont moins développés ou ont été peu exposés (ou peu expérimentés) aux rapports sur le développement durable. (traduction libre)
Aucune entreprise n’est trop petite pour adopter un modèle d’affaires axé sur le développement durable. La nécessité ou non pour les petites entreprises de divulguer des informations sur leurs performances en matière de développement durable n'est pas déterminée par leur taille, mais par le fait que quelqu'un veuille ou ait besoin d'informations pour prendre ses décisions concernant l'entreprise. Dès que ça arrive, les entreprises doivent appliquer des normes de divulgation appropriées, adaptées à leurs capacités et ressources. Il peut s’agir des normes IFRS SDS ou des normes européennes de divulgation pour les petites et moyennes entreprises.