Jusqu’à récemment, les rapports sur le développement durable des entreprises étaient essentiellement réservés aux plus grandes sociétés cotées en Bourse du monde entier. Après tout, ce sont elles qui subissent des pressions pour fournir des informations sur leurs principaux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Cette pression est venue avec la montée en puissance de l’investissement responsable (durable), de la part d’investisseurs institutionnels qui cherchent eux-mêmes à intégrer ces enjeux dans leurs processus d’analyse fondamentale et de sélection de titres. Cela se fait sous forme de demandes directes (lire : engagement) et de plus en plus sous forme de questionnaires émanant des agences de notation ESG utilisant des méthodologies diverses, souvent opaques, avec toutes les complexités, défis et lacunes que nous leur connaissons. Les grandes entreprises ont effectivement produit des rapports annuels de développement durable de plus en plus complets, mais ceux-ci s'apparentent davantage à des brochures de communication qu'à une reddition de compte, car ils ne sont ni structurés, ni standardisés, ni audités.
Pour donner un sens à tout cela et mettre les rapports de développement durable au même niveau que les rapports financiers, les régulateurs et les organismes de normalisation se mobilisent et les pratiques de reddition de compte ESG et de développement durable évoluent rapidement vers une divulgation réglementée, standardisée, auditée et numérisée. Dans l’Union européenne, c’est précisément ce que prescrit la directive sur les rapports de développement durable des entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive ou CSRD). Ailleurs dans le monde, des juridictions comme l’Australie, le Brésil, le Canada, la Chine, le Japon et le Nigeria se mobilisent pour adopter ou utiliser les normes de divulgation en matière de durabilité de l’IFRS Foundation (également appelées normes ISSB). Même la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis devrait publier d’un jour à l’autre ses règles tant attendues en matière de divulgation liée au changement climatique.
Ce tourbillon de changement balaye non seulement les grandes entreprises, mais également les petites et moyennes entreprises (PME) de deux manières importantes.
Il y a désormais 5 372 signataires des Principes pour l’investissement responsable, avec plus de 121 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion. À mesure que ces détenteurs d’actifs institutionnels perfectionnent leurs pratiques d’investissement durable, ils insistent pour que davantage soit fait tout au long de la chaîne de valeur financière, y compris de la part des gestionnaires de capital-investissement et d’actifs alternatifs qui déploient généralement des capitaux dans des entreprises privées plus petites et qui, à leur tour, demandent à leurs sociétés en portefeuille de fournir plus d’informations ESG et de développement durable. De même, les banques qui cherchent à respecter les Principes pour une banque responsable font également pression pour que leurs emprunteurs, dont beaucoup sont de petites entreprises privées, rendent des comptes en matière de développement durable.
Les différents acteurs de la chaîne de valeur financière demandent plus d’informations à leurs sociétés de portefeuille, car ils doivent démontrer ce qu’ils font en termes d’intégration ESG et comment leurs portefeuilles se comportent par rapport aux indicateurs clés liés au développement durable. Leur capacité à lever des fonds en dépend. En retour, cela pourrait bien affecter le coût du capital des sociétés en portefeuille, ainsi que leur accès à du capital « axé sur le développement durable ». On pourrait être tenté de dire que l’information, c’est de l’argent.
Il n’est donc pas surprenant de voir de nombreuses initiatives du secteur financier conçues pour faciliter la publication d’informations ESG par les petites entreprises privées. Par exemple, l'ESG Data Convergence Initiative (EDCI) est une initiative de marché du capital-investissement comptant plus de 375 membres commandités et commanditaires, permettant aux gestionnaires d'actifs de collecter un ensemble de données ESG de base auprès de leurs sociétés en portefeuille afin de créer une masse critique de d’informations comparables. De même, l’ESG Integrated Disclosure Project (ESG IDP) est une initiative de marché du crédit privé et des prêts syndiqués qui a développé un modèle de reddition de compte pour collecter des données ESG clés cohérentes et comparables auprès d’entreprises privées. Plus récemment, le fournisseur d'infrastructures des marchés financiers SIX Group a lancé une solution logicielle d'évaluation de la durabilité des PME permettant aux banques de mesurer les performances en matière de développement durable de leurs petites et moyennes entreprises clientes et d'évaluer les trajectoires de risques climatiques et de durabilité liées à leurs portefeuilles de prêts.
Nous pouvons certainement nous attendre à voir davantage d’initiatives de ce type à mesure que croîtront les besoins en informations liées au développement durable des investisseurs et des prêteurs tout au long de la chaîne de valeur financière. Le problème de ces initiatives disparates est qu’elles créent de multiples demandes d’informations différentes (lire : questionnaires). Et elles ne sont pas les seules…
Les deux principaux ensembles de normes de divulgation sur le développement durable qui émergent aujourd'hui – les normes IFRS Sustainability Disclosure Standards (IFRS SDS) et les normes européennes de reporting sur le développement durable (European Sustainability Reporting Standards ou ESRS) – ont de nombreux points communs, dont notamment l'obligation pour les entreprises de tenir compte de leurs impacts, risques et opportunités matériels tout au long de leur chaîne de valeur.
Alors que les grandes entreprises couvertes par la CSRD et celles désireuses de démarrer rapidement l'application des normes IFRS SDS s’appliquent à respecter les nouvelles exigences de divulgation, nous assistons à une nouvelle tendance : les entreprises cherchent à collecter des données auprès de leurs fournisseurs en en utilisant – vous l’aurez deviné – des questionnaires. De plus en plus de fournisseurs, dont beaucoup sont de petites entreprises privées qui avaient jusqu’ici échappé aux pressions de divulgation ESG, reçoivent désormais de multiples demandes d'informations distinctes, parfois dans des délais très serrés.
En fin de compte, la solution à grande échelle consistera à normaliser les divulgations tout au long de la chaîne de valeur, afin de rendre les informations largement disponibles, comparables et fiables dès leur source. La bonne nouvelle est que c’est exactement l’intention de la CSRD, avec ses normes pour les PME cotées en Bourse et des normes volontaires pour les PME privées. (C'est d'ailleurs également l'intention des normes IFRS SDS, qui sont conçues pour être utilisées par des entreprises de toutes tailles, sur la base du principe de préparation d'informations à fournir en fonction des compétences, des capacités et des ressources dont elles disposent.)
En fait, la raison pour laquelle l’UE a créé des normes volontaires pour les petites et moyennes entreprises est de leur permettre de répondre aux demandes d’informations de leurs homologues commerciaux, souvent sous la forme de questionnaires-fournisseurs et d’évaluations par des tiers. Dans un récent communiqué de presse, l'EFRAG a déclaré que :
« [Les normes volontaires pour les PME] proposent un outil de reporting simple pour aider les micro, petites et moyennes entreprises non cotées (PME non cotées) à répondre aux demandes d'informations sur le développement durable qu'elles reçoivent de leurs homologues commerciaux (c'est-à-dire les banques, investisseurs ou grandes entreprises dont des PME non cotées sont des fournisseurs) de manière efficace et proportionnée ainsi que pour faciliter leur participation à la transition vers une économie durable. Selon l'acceptation du marché, [ces normes] devraient normaliser les multiples demandes de données ESG actuelles (qui représentent une charge importante pour les PME non cotées), en réduisant le nombre de demandes non coordonnées qu'elles reçoivent. Cela devrait les aider à avoir un meilleur accès aux prêteurs, aux investisseurs et aux clients. » (traduction libre)
En plus d'une consultation publique, l'EFRAG mènera un essai sur le terrain pour les deux normes, qui se concentrera sur la faisabilité, les coûts, les défis, les avantages et l'utilité des informations individuelles et des suggestions d’améliorations des normes. L’importance de ce test ne peut être sous-estimée, car la mise en œuvre de ces normes – ou plutôt les changements dans les pratiques commerciales et la collecte d’informations qu’elles entraînent – représentera un changement radical qui nécessitera des ressources en temps, en personnel et en argent. La réalité aujourd’hui est que la plupart des petites et moyennes entreprises ne disposent pas de ces ressources. (On pourrait dire que les grandes entreprises non plus !)
Une récente conférence d'Accountancy Europe intitulée Supporting SMEs with sustainability information philosophait sur le fait qu'il n'y aura pas de PME sans transition [vers une économie à faible empreinte carbone, et par extension vers la durabilité] et pas de transition sans PME. Cela est peut-être vrai, étant donné que les petites entreprises représentent environ 90 % de toutes les entreprises et sont responsables de 50 % de l’emploi dans le monde, ainsi que d’environ 40 % du PIB dans les marchés émergents. Elles contribuent donc de manière importante à résoudre les enjeux systémiques et à réaliser un développement durable, et par ailleurs, elles ont tout intérêt à tirer profit de la gestion des risques et des opportunités associés à leurs activités. Plus vite elles adopteront des pratiques proportionnées de reddition de compte sur le développement durable obligatoires (largement disponibles), standardisées (comparables) et auditées (fiables), mieux ce sera pour tout le monde.
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(1) Notez que les normes IFRS SDS et ESRS ont des définitions très similaires de la chaîne de valeur :
Les normes IFRS SDS définissent la chaîne de valeur comme « l’ensemble des interactions, ressources et relations liées au modèle économique d’une entité déclarante et à l’environnement externe dans lequel elle opère. Une chaîne de valeur englobe les interactions, les ressources et les relations qu'une entité utilise et dont elle dépend pour créer ses produits ou services depuis la conception jusqu'à la livraison, la consommation et la fin de vie, y compris les interactions, les ressources et les relations dans les opérations de l'entité, telles que les ressources humaines ; celles situées le long de ses canaux d'approvisionnement, de commercialisation et de distribution, tels que l'approvisionnement en matériaux et services, ainsi que la vente et la livraison de produits et services ; et les environnements financiers, géographiques, géopolitiques et réglementaires dans lesquels l’entité opère. » (traduction libre) (Annexe A)
Les normes ESRS définissent la chaîne de valeur comme « l’ensemble des activités, des ressources et des relations liées au modèle économique de l’entreprise et à l’environnement externe dans lequel elle opère. Une chaîne de valeur englobe les activités, les ressources et les relations que l'entreprise utilise et sur lesquelles elle s'appuie pour créer ses produits ou services, depuis la conception jusqu'à la livraison, la consommation et la fin de vie. Les activités, ressources et relations pertinentes comprennent : a) celles liées aux propres opérations de l’entreprise, telles que les ressources humaines ; b) celles situées le long de ses canaux d'approvisionnement, de commercialisation et de distribution, tels que l'approvisionnement en matériaux et services ainsi que la vente et la livraison de produits et services ; et c) les environnements financiers, géographiques, géopolitiques et réglementaires dans lesquels l'entreprise opère. La chaîne de valeur comprend les acteurs en amont et en aval de l’entreprise. Les acteurs en amont de l’entreprise (par exemple les fournisseurs) fournissent des produits ou des services qui sont utilisés dans le développement des produits ou services de l’entreprise. Les entités en aval de l'entreprise (par exemple, les distributeurs, les clients) reçoivent des produits ou des services de l'entreprise. » (traduction libre) (CSRD Annexe II)